Un soupire, un énième qui s'échappe d'entre mes lèvres pincées. Pour quelles raisons ai-je accepté ce dîner ? Je l'ignore encore. Sans doute est-ce l'attrait du danger qui, quelques fois, semble attiser les frémissements de mon épiderme. Pourtant, ma vocation - à savoir si l'on peut réellement nommer cela ainsi - est un véritable nid à sensations. Je ne compte plus le nombre incalculable de fois où, je fus éprise de sueurs froides. Vivre dans l'inégalité n'est pas réellement de tout repos. Ce qui, à dire vrai, n'a rien d'étonnant. J'imagine, cependant, que l'on finit par s'accommoder de toutes choses. Surtout lorsque l'on a connu que cela. Voudrais-je d'une autre vie ? Si c'est une interrogation qui me tient à cœur, je n'ai pas encore eu l'audace de la vérifier. Sans doute est-ce la lâcheté, la crainte d'un renouveau incertain qui, finalement, me pousse toujours plus à m'immerger dans un quotidien sali, pourri par la perfidie et l'avarice humaine. De quelle manière ai-je fondu entre les bras décharnés de cette vie malfamée ? Une mauvaise rencontre. Toutes les histoires les plus noires débutent indubitablement par un regard que l'on aurait pas dû croiser. Et, sans grande surprise, je n'échappe pas à cette stupide règle. Il était beau; la mâchoire carrée et les épaules bien faites. Quelle erreur ! Désormais, il représente tout ce que j'exècre. Un bref instant, je papillonne des cils. Le passé n'est plus à faire. Et, je ne peux réellement affirmer que je regrette celle que je suis devenue. Après tout, ne suis-je pas crainte et respectée de tous ? Bien sûr que si. N'ai-je pas un compte en banque relativement bien dodu ? Sans nul doute. Et, je ne vais pas m'en plaindre. J'inspire profondément en jetant une œillade agacée en direction de ma montre.

- Cinq minutes de retard, Mademoiselle Gibson, que je grommelle entre mes dents.

Mes ongles marquent le tempo de mon impatience sur la surface lisse de la table. Mademoiselle Gibson ? C'est une petite punaise qui, depuis quelques semaines maintenant, s'évertue à me pourrir l'existence. Ce qu'elle désire ? Me voir tomber, probablement. Seulement, si elle possède quelques doutes sur mes activités diurnes, elle reste, néanmoins, en proie aux incertitudes. Et pour cause, me voilà à attendre sagement cette petite sotte afin qu'elle puisse me cuisiner plus calmement. Comme si l'endroit de notre entrevue pouvait influencer mes affirmations ou, mes attitudes. Cette fois, je lève les yeux au ciel en agitant ma petite tête brune. Si elle semble relativement jeune pour rejoindre les forces de l'ordre, elle a, cela dit, encore quelques points à revoir. Et, les soirées tamisées dans un restaurant hors de prix ne sont plus véritablement d'actualité pour délier la langue d'une femme. Du moins, cela dépend de ce que l'on espère ensuite. A cette idée, un fin rictus vient animer mes lèvres pourpres. De toute évidence, si j'ai accepté ce rencard, ce n'est pas sans raisons. Non pas que je veuille me frotter à l'uniforme de la jeune femme - même si j'ai toujours eu un léger faible pour cela - mais une petite leçon digne de ce nom ne serait pas du luxe. Ne dit-on pas qu'il ne faut pas s'attaquer à plus fort que soi ? C'est à cet instant que mon regard croise une chevelure blonde. Gibson. Je m'arme d'un sourire à la fois hypocrite et menaçant.

- Vous êtes en retard, que je déclare froidement tout en me relevant pour l'accueillir d'une poignée de main.

Ma main se referme fermement autour de la sienne et, je ne peux m'empêcher de la scinder quelques secondes. Ce n'est pas son statut qui me pousse à cela, non. Simplement une vieille habitude qui me taraude chaque fois que je rencontre une tierce personne. Mon besoin quasi-maladif de tout contrôler m'incite généralement à analyser l'univers qui m'entoure. Mieux vaut être méfiant lorsque l'on sait ce qui peut nous enlacer sinueusement dans l'ombre. Et puis, je dois admettre n'être pas tout-à-fait à mon aise quand j'ignore réellement qui se trouve en face de moi. Ainsi, je ne peux que la gratifier de ce rictus ouvertement forcé et, surtout, peu aimable. Que voulez-vous, je n'ai jamais été d'un naturel avenant. Ceux qui me côtoient me voient systématiquement comme une femme froide, au cœur de glace. Sans doute n'ont-ils pas tout-à-fait torts. Mais, qu'importe. Je ne cherche pas à me faire d'amis. D'ailleurs, les personnes auxquelles je tiens profondément n'en sont que peu nombreuses. Aimer quelqu'un, prendre le risque de laisser quiconque entrer dans sa vie, c'est avant tout signer son arrêt de mort. De plus, que pourrai-je bien offrir avec une telle profession ? Rien. Jamais je ne pourrai protéger quiconque des dangers qui m'entourent. Je prends gracieusement place face à la jeune femme, sans détourner une seule seconde mon regard du sien. Elle ne le sait pas encore mais, ce n'est pas elle qui me traque. Je penche légèrement la tête sur mon épaule avant d'ajouter de manière totalement théâtrale:

- Non, j'étais simplement impatiente de vous retrouver, bien entendu.

Je croise les jambes, la colonne aussi droite qu'un treuil. Si je trempe dans des affaires plus ou moins louches, j'ai eu, néanmoins, une éducation irréprochable. Mes géniteurs descendent de la petite bourgeoisie alors, j'ai eu, par le passé, ma dose de bonnes manières. Mon index effleure distraitement l'extrémité de mon verre, tandis que je me penche très légèrement au dessus de la table.

- La seule affaire en court est, visiblement, assise devant moi, que je réponds naïvement, quant au restaurant, il n'est pas à moi. Mais à mon père.

Je plisse un peu les yeux. Je suis curieuse de voir la tactique qu'elle va adopter pour m'arracher ne serait-ce qu'une chimère.

- Passons les banalités, voulez-vous ? Qu'avez-vous à me demander pour justifier un tel rendez-vous ? Et, je vous prie, changez un peu de disque; cessez de toujours me poser les mêmes questions.

Passer à l'offensive sans lui laisser le temps d'imposer son joug, ni même son statut. Je croise alors les bras sur ma poitrine. Que la partie commence...

Elle est loin d'être stupide. Pas besoin de parler davantage avec elle pour le savoir. Nous savons, toutes les deux, que toutes ces victimes ont un rapport étroit avec ma profession. Mais, jamais je n'admettrais la chose. Ma plus grande ambition n'est pas encore de terminer ma vie derrière les barreaux. Cela étant, si je suis responsable de beaucoup, je ne suis pas encore une meurtrière. Dans mon entourage, les gens ont tendance à se détruire de leur propre chef; ils n'ont pas besoin de moi pour cela. Je ne vais pas dire que cette évidence me réjouie cependant, elle ne m'atteint pas plus que cela. Chacun son bourbier; voilà ce que mon père m'a toujours appris. Je ne me préoccupe pas de l'existence d'autrui et, autrui ne se détourne pas sur la mienne. Chaque chose à sa place. C'est ainsi que le monde tourne désormais: toute personne a son propre rôle. On ne mélange pas les serviettes avec les torchons et, on ne met pas la charrette avant les bœufs. Avoir les poches pleines d'or permet, bien entendu, d'appliquer ces préceptes sans broncher. Que voulez-vous, l'avarice est une tare bien tenace ! D'ailleurs, je ne peux m'empêcher de glousser ouvertement à sa remarque. Sans doute se veut-elle cinglante, seulement, elle n'a pas totalement tort. Contrairement à beaucoup d'autres, je sais admettre ce qui m'anime. Je ne suis peut-être pas honnête mais, je reste parfaitement lucide sur mon propre cas. Je balaye un court instant les lieux d'un œil critique avant de hocher nonchalamment les épaules.

- Personne ne crache sur son héritage. Et, encore moins sur un héritage comme celui-ci, Mademoiselle Gibson.

Je lève à nouveau les yeux au ciel. N'a-t-elle que cette malheureuse drogue en bouche ? Peut-être devrait-elle définitivement y goûter. Je joints mes doigts entre eux, plaçant les coudes sur la table, afin de venir déposer mon menton sur le dos de mes mains. Là, je ne peux m'empêcher d'esquisser un rictus ambigu. Pauvre gamine. Si elle savait dans quel pétrin elle s'immergeait présentement.

- Je n'ai assassiné personne, que je réponds calmement, quant à la drogue visiblement présente, il s'avère que ce n'est pas elle la cause première des décès. Alors pour quelles raisons vous entêtez-vous à ce sujet ?

Je saisis la cigarette qu'elle me tend. Le filtre se coince quelques secondes entre mes lèvres, juste le temps pour mes poumons d'absorber la nicotine que je leur envoie avec délice.

- Mademoiselle Gibson, dites-moi, pour quoi suis-je ici ? Je crois, intimement, que vous savez que je n'ai assassiné personne. Alors, je ne suis pas réellement certaine de comprendre votre obstination.

- Je suis plutôt du genre solitaire.

Je soupire bruyamment. Pourquoi ai-je accepté de la rencontrer hors des locaux et, surtout, de bonnes grâces ? Il faut être honnête, la conversation n'avancera pas plus ici. Pourtant, je ne peux nier cette petite voix qui m'a quasiment contrainte à la rejoindre. Serais-je passée pour plus coupable en refusant ? Certainement pas. De toute évidence, la jeune femme s'est mise en tête que je suis la seule fautive. Certes, oui, je procure une drogue digne de ce nom à ces jeunes que l'existence ronge chaque jours un peu plus. Moi-même, je me laisse quelques fois allée à quelques rasades. Est-ce pour oublier ou bien, pour me punir de ce que j'inflige indirectement à ces pauvres âmes errantes ? Nul le sait. Et, je ne préfère pas y songer. On ne peut entreprendre de tels méfaits et se préoccuper également des conséquences. A dire vrai, le peu de conscience que je possédais jadis s'est très vite retrouvée dans les méandres de l'oubli. Je n'ai jamais été de celles qui se plient en quatre face au malheur d'autrui. Les malheurs du monde ? Je n'en ai cure. Sans doute il y a-t-il une raison là dessous. Mais, là encore, je m'évertue à ne pas ressasser les blessures d'antan. J'imagine que tout être possède son lot de casseroles. A nouveau, je tire sur la cigarette. Je ne fume que très rarement. Cela étant, j'aime le réconfort que cela peut apporter de temps en temps. Je ferme quelques secondes les paupières. Je savoure le trajet insidieux qui se propage entre mes côtes.

- Cessez donc votre morale pathétique, que je souffle finalement.

Je plante alors un regard incandescent dans le sien. Pour être totalement honnête, je me fous pas mal de ses remontrances. Elles n'auront, de toute évidence, aucun impact. Je me lève alors et, sans ajouter quoi que ce soit, prends cette fois place à ses côtés. Je détailles les traits un tantinet juvéniles de son joli minois, puis me penche légèrement vers son oreille.

- Finalement, je crois que je ne suis pas venue discuter de tout cela.

Une véritable vipère, voilà ce que je suis. Ma paume se pose nonchalamment sur sa cuisse, tandis que je fais mine de regarder autour de nous.

- Parlez-moi plutôt de vous.

Je suis tellement plus douée pour faire naître un quelconque malaise. D'ailleurs, c'est un passe-temps que j'affectionne particulièrement. Et, Gibson a totalement la carrure pour que je joue de mes tours. Peut-être me laisserait-elle après cela ? Dans tous les cas, je ne repartirai pas ce soir sans avoir ébranlé quoi que ce soit. Si elle espère me faire avouer moi, j'aspire à la faire tourner en bourrique.

Elle ne lâchera donc rien tout de suite, je commence à en prendre conscience, elle me portera sur d’autre sujets, m’enverra paître mais ne répondra pas. De toute façon, ce n’est pas elle que l’équipe cherche à coincer mais celui qui se joue de ses victimes grâce à la drogue, alors qu’il soit mêlé au trafic de cette femme ou pas, il est pour le moins complice. Et elle aussi.

Elle se joue de moi, de mon apparente fébrilité, je sais que je ne fais pas robuste, encore moins agent du FBI contrairement à mon ex-mari, qui, lui, a totalement la gueule de l’emploi. Aaron est peut-être le chef de section, mais il n’est néanmoins pas le dernier à comprendre mes motivations, bien que pour ce cas-là, il ne les comprendrait pas ni ne chercherait à le faire. Ça ne rentre pas dans notre juridiction. Nous appréhendons les tueurs en série, pas les reines de cartel. Et pourtant elle, je me la ferais bien, si j’ose dire…
 
-          Qui a dit que vous aviez le choix ?
 
Elle tente de me déstabiliser en se rapprochant de moi, brisant cette espace vital qui nous aide à nous sentir protégés, brisant cette bulle autour de moi qui m’aidait à prendre mes distances, elle viole volontairement ma zone de confort.
 
-          De moi ? A quoi ça vous avancerait ? Je ne vous intéresse pas. Vous n’avez aucun avantage à tirer de moi. Aucun.
 
Je préfère être claire, la corruption n’est pas mon truc, de l’argent, j’en ai, et si je fais ce métier ce n’est certainement pas pour le salaire de fonctionnaire qui tombe à la fin du mois. Ma famille a de l’argent, voilà de qui je tiens mon train de vie et de mes quelques affaires plaidées en droit international.
 
-          Vous savez que si notre suspect ne vous est pas directement relié, il se sert de votre came pour attiser et endormir les filles qu’il tue ensuite. D’une façon ou d’une autre, il vous mêle à son crime et salit votre image. Ça ne vous atteint pas ?
 

Après avoir posé les yeux sur sa main remontant le long de ma cuisse, comme une intrusion de plus pour signifier qu’elle a les cartes en main, ne m’en déplaise.

D'ici, je ne peux non sans mal inhaler les fragrances de son parfum. D'ailleurs, je ne peux m'empêcher de friser délicieusement le nez. Jusqu'où ira-t-elle pour avoir la certitude d'obtenir le dernier mot ? Nous verrons cela. Elle est peut-être agent du FBI mais, elle ignore réellement ce qu'est l'instinct de survie. Derrière ses bureaux, elle n'a qu'à craindre les réprimandes de son supérieur. Et, si je ne doute pas du fait qu'elle puisse assister à des horreurs sans nom, elle n'a pas totalement conscience du monde qui l'entoure. Je n'ai qu'à la regarder pour l'affirmer: c'est une enfant, une enfant rebelle qui pense naïvement pouvoir redresser la barre. Mais elle n'est bonne qu'à choir, elle aussi, dans les méandres de l'inconstance. Je me rappelle de ce temps où, moi aussi, j'aurais souhaité brandir ce drapeau blanc pour des lendemains plus doux. Seulement, la réalité m'a bien vite rattrapé. Et pour cause, me voici aujourd'hui à jouer au chat et à la souris avec un représentant de l'ordre sur mes réelles fonctions.

- Il me semble clair, en effet, que vous ne possédez rien que je ne veuille, que je rétorque, sardonique.

De pourrait-elle m'offrir que je n'ai pas déjà ? Soyons honnête un bref instant: je n'ai besoin de rien de plus. L'argent coule à foison entre mes doigts. Je peux satisfaire la moindre de mes envies. Ce n'est un secret pour personne. Mes doigts longent l'intérieur de sa cuisse, s'arrêtent avant de ne devenir trop indécents.

- Ou alors, ce n'est peut-être pas ce à quoi vous songez..

Mon regard se voile d’ambiguïté et je ne peux m'empêcher de ricaner de manière grinçante.

- Mon image n'est jamais ternie, agent Gibson. Quoi qu'il arrive. Calomnie ou non.

Je retire suavement mes doigts de sa cuisse puis me relève promptement, la détaillant de toute ma prestance.

- Je crois que nous avons fais le tour, Mademoiselle Gibson.

De quoi pourrait-elle avoir peur ? Elle aura toujours de quoi redorer son blason ou lui faire de la pub. Bonne ou mauvaise, ça servira ses intérêts. Bonne, ça confortera son image de femme d’affaires qui ne laisse rien passer, mauvaise, ça mettra en garde les plus courageux de s’attaquer à son empire, c’est bien le souci avec le mal, il est bien plus accessible que le bien ne l’est. Croyez-le ou non mais mon métier est empreint de beaucoup de philosophie. Ce n’est pas que du boom boom qui consiste à enfoncer des portes et abimer des suspects, c’est bien plus que ça. Comprendre l’âme humaine requiert quelques sacrifices. De ceux qui nous demandent de nous remettre en question à chaque fois que nous tendons à franchir les limites. Le jeu en vaut il toujours la chandelle ? Rien n’est moins sûr.

 
-          Et la garantie que votre petit business n’est pas mis en danger par un petit intriguant qui revendrait votre came pour mieux trouver ses victimes ne vous intéresse pas non plus ?
 
Je suis dans le concret, ces gens-là sont mus par le besoin de contrôle et rien n’est plus difficile à supporter pour eux que l’idée que leur empire ne soit au final qu’un château de carte, facilement mis à mal par un inconnu. La fierté et l’honneur sont leur crédo.
 
-          Ne tentez pas de me mettre mal à l’aise madame Hasbourg. Il en faut un peu plus que ça pour me déstabiliser.
 
Je suis profiler. Les hommes qui tentent de m’intimider en interrogatoire, les femmes qui jurent au grand dieu qu’elles ne sont capables d’aucune de ces horreurs, je les ai connues. J’ai aussi connue une femme, une fois. Enfin deux… Sam, la première, qui a eu pour effet de tout remettre en question chez moi. Jusqu’à mon mariage. Je ne pense pas regretter, non, c’est une belle histoire, dans un coin de ma tête, qui m’a rendue plus forte, je le crois.
 
-          Et moi je crois que non. Pourquoi avoir accepté si vous ne vouliez pas vous confronter à moi ? Si vous renoncer à répondre à la première question ? Ca ne vous rend pas dingue qu’un gamin puisse foutre en l’air l’idée que votre cartel soit si intouchable ? Il se sert de votre nom pour perpétrer ces meurtres. Ça vous fait quoi de faire de l’argent sur le dos de centaines de milliers d’étudiants qui prennent votre came pour faire la fête ? Et les femmes ? Ca vous fait rien de les utiliser pour desservir les vils besoins de ces hommes ? Ces hommes que, je crois, vous avez en horreur…
 

Elle n'a pas totalement tort. Bien entendu, jamais je ne l'avouerai ouvertement. Mais, comment puis-je assurer mes arrières et, mes trafiques si ceux-ci sont mis à mal par une pourriture ? Je pince l'arrête de mon nez entre mon pouce et mon index. Et merde. Voilà la seule chose qui me vient à l'esprit présentement. Quelques secondes, je contemple les prunelles déterminées qui me font face. Je ne lui fais pas confiance; c'est un fait. C'est un agent du FBI et, moi qu'une trafiquante. Un instant, je songe à la planter là sans préavis. Cependant, un je-ne-sais-quoi d'indicible me pousse, au contraire, à reprendre place à ses côtés. Les mains à plat contre la table, je me surprends à lisser soigneusement la nappe qui s'y trouve. Nerveuse ? Non. Préoccupée ? Peut-être. Pourquoi suis-je ici ? Je pourrai persister à mentir, à me voiler la face mais, force est de constater que je ne suis pas là de mon plein gré. C'est Lui, Dwayne. Il sait que ma prestance, mon attitude et ma langue de vipère en fait céder plus d'un. Sans doute espérait-il récolter quelques informations sur cette histoire de meurtres ou, tout simplement savoir, justement, les preuves de la jeune femme. Je passe une main imperceptiblement hésitante dans ma chevelure de jais.

- Peu importe la raison de ma venue. Je n'ai strictement rien à vous dire là-dessus.

Je suis coincée; voilà la seule foutue vérité qui régie présentement toute mon existence. Je ne suis qu'un animal coincé dans sa cage. Dwayne me tient. Il a toutes les cartes en mains pour me faire tomber. Et l'amour que nous éprouvions jadis ? Il n'est plus qu'un ramassis de manipulations, de menaces et d'intimidations. Je secoue brièvement la tête, alors que mes traits s'adoucissent.

- Ecoutez, je suis désolée pour toutes ces... horreurs. Mais, je n'y suis pour rien. Alors, cherchez un autre coupable. Pourquoi donc jeter votre dévolu sur moi ? Les rues grouillent de pourritures bien plus répugnantes que moi. Vous ne frappez pas à la bonne porte.

Jouer le chaud et le froid, changer de tactique. Peut-être me laissera-t-elle filer en jouant les demoiselles éplorées ? Après tout, n'est-ce pas ce que l'on attend d'une femme digne de ce nom ? Cependant, je ne peux m'empêcher de lui offrir un regard noir à son sous-entendu.

- Ma vie privée ne vous regarde en rien, que je rétorque, acide.

Je me redresse. Si elle prétend avoir quelques connaissances sur ma petite personne, je peux, moi de même, cracher cela amèrement :

- Il est tard. Vous devriez être auprès de votre enfant.

- Cela me dérange, en effet.

Soyons honnête pour une fois. Sans doute serai-je plus crédible en laissant miroiter quelques faiblesses. Bien entendu, je ne suis pas sans une pensée pour toutes ces gamines qui pourrissent leur existence sous mon joug. Si je ne fais de cadeaux à quiconque, personne ne m'en fait non plus. Qui viendra me tendre la main, m'offrir l'aumône ? Personne. L'humanité a pris soin de terrasser toutes formes d'altruisme et, désormais, il s'outre de cette indifférence qu'il a lui-même créé. Oui, les Hommes me révulsent. Et le pire, sans doute, est que je ne cherche pas à changer la donne. Mangé ou être mangé. Être chasseur ou bien la proie. Les lois naturelles font que, même parmi les humains, les plus petits se font bouffer. Et, si je semble régner en lionne sur mon domaine publiquement, je ne suis, dans l'intimité, que l'ombre, la traînée du Roi. Dwayne. Douce ironie, me direz-vous. Mais, il n'y que moi pour savoir cela. Personne n'a conscience de l'épée de Damoclès qui ne plane au dessus de ma tête.

- Si je suis réellement celle que vous affirmez, j'imagine que regarder derrière son épaule est naturel ou bien, une déformation professionnelle.

Je la gratifie d'un rictus condescendant. Il se pourrait que je la prenne pour une sotte, oui. Mais, que sait-elle de ce monde-là si ce n'est ce qu'on lui a appris en théorie ? J'incline un peu ma petite tête brune. Un vent de panique semble balayer ses belles prunelles incandescentes. Je m'approche donc à nouveau de son visage, afin de chuchoter comme sur le ton de la confidence:

- Si je suis le genre de personnage dont vous m'accusez, croyez-vous que je sois assez stupide pour ne pas me renseigner au préalable ? Et, peut-être même ai-je pris quelques dispositions avant de vous rejoindre ? Après tout, ce rendez-vous n'est-il pas clandestin ? Je doute que vos supérieurs aient connaissance de notre charmant rencard.

Reprenant une prestance considérable, je me remets sur mes jambes.

- Vous devriez rejoindre vos enfants. Ellen. C'est un conseil.

Et, non sans un dernier regard appuyé, je me fraye un chemin entre les tables pour regagner les rues. Bluff ? Ou réalité sordide ? A voir.

Je resserre les pans de mon trench pour échapper à la fraîcheur nocturne, pressant le pas pour imposer le plus de distance possible entre moi et cette petite sotte. Pensait-elle réellement remporter la partie aussi aisément ? C'est mal me connaître. Le tempo de mes talons qui battent le sol résonne dans les rues désertes. Cette présence auditive me rassure brièvement. Le FBI n'est pas le seul soucis à me poursuivre. Je ne compte plus le nombre d'ennemis qui, sans aucun doute, rêvent de me faire la peau. Je croise les bras sur ma poitrine, balaye un court instant les alentours, puis accélère la cadence. Un, deux, trois. C'est un vieux réflexe de petite fille mais, lorsque je me sens en proie à une certaine angoisse, je me surprends à m'apaiser en comptant mes pas. Un, deux, trois. Au prochain carrefour, j'arrête un taxi et, regagne aussi sec mon appartement. Un, deux, trois. Le tintement de mon myocarde s'emballe, je peine à déglutir correctement. Dwayne sera probablement là lorsque je rentrerai. Il est toujours là dans ce genre de situation, à rôder autour de moi comme si je lui appartenais. Je grogne derrière le col relevé de mon manteau. Les devoirs sont les devoirs, pas vrai ? D'ailleurs, l'agitation significative de mon cellulaire me fait penser qu'il s'agit sûrement de lui. De quoi a-t-il peur au juste ? Que je ne nous vende ? La blague. Je farfouille distraitement dans mon sac mais, une pression entre mes omoplates me surprend. Mon souffle se coupe douloureusement et je ne peux que suivre la direction que l'on m'indique de force. Ellen. J'aurai dû me douter que mes menaces n'en resteraient pas là.

- Oh, vous allez m'envoyer à l'hôpital ? A la morgue ? Mais je vous en prie, Ellen, faites-le.

Je me tourne alors vers elle, le regard brillant de défi.

- Mais je ne crains que vous n'ayez plus de gagne pain pour vos charmants enfants en faisant cela.

Un ricanement perfide vibre alors le long de ma trachée.

- Vous ne marchez pas, vous courrez. Je ne suis pas celle que vous recherchez. Alors, rentrez chez vous.

Qu'elle tire, je n'en ai cure. Après tout, les Enfers ne peuvent pas être pire que ceux qui constituent présentement mon existence. Alors je relâche mes bras le long de mon corps, prête à accuser le coup qu'elle pourrait porter sans préavis. Une petite voix, indicible, me répète qu'elle n'osera pas une telle hérésie. Peut-être est-ce pour cette raison que je ne crains pas son courroux. Je ferme brièvement les paupières. Allez-y, Ellen. Tirez si le cœur vous le dit. Je crois que cette abnégation passagère est une réponse à son interrogation saugrenue. Sans doute que cela me soulagerait, oui. Mais pas pour les raisons auxquelles elle songe silencieusement. Ce n'est ni la morale, ni la conscience qui me pousse à ce soulagement éternel mais, davantage les obligations que je me dois d'effectuer sans piper mots. J'ouvre la bouche, prête à rétorquer seulement, ce qui attire l'attention de la jeune femme, attise également la mienne. Mon visage pâlit à vu d’œil et je ne parviens qu'à écarquiller légèrement les yeux. Le terrain à main armée n'est pas véritablement dans mes cordes. Je suis plutôt de celles qui font calmement leur business, sans déboires. Je papillonne des cils, tente de regagner un semblant de constance face à l'agent qui, elle, semble être prête à ricocher.

- Je ne... ce ne sont pas... ils ne sont pas avec moi, que je réponds maladroitement.

Tel un chat qui se tiendrait devant un prédateur plus imposant, je recule prudemment en dodelinant de la tête. Un instant, je pense à Dwayne. Est-ce lui ? J'en doute. Ces gars ne font pas si soignés. Alors, j'inspire profondément. Oui, je suis une femme d'affaire redoutable, j'arbore une attitude peu avenante et en tout points menaçantes simplement, je reste une petite bourgeoise incapable de se battre. D'ailleurs, je ne parviens qu'à implorer mon interlocutrice du regard.

- A moins... qu'ils ne soient avec vous ? Est-ce un piège ?

Cette idée me broie subitement la cage-thoracique. Est-ce un stratagème pour me faire avouer le pot-aux-roses ? Les traits visiblement déconfits, je recule à nouveau d'un pas. Pour une obsessionnelle du contrôle, voilà que je cède à la panique. De toute évidence, je ne parviens plus à raisonner correctement.

Rester calme. Surtout, rester calme. Voilà ce que je me répète inlassablement alors que le temps semble avoir lui-même cessé sa ronde. Les éléments se mouvent lentement, comme si les secondes tardaient à s'affranchir. Cela étant, je n'arrache pas mon regard du sien. J'ignore encore ce que je cherche dans l'étendue noirâtre de ses pupilles mais, je ne parviens pas à remuer ne serait-ce que le petit doigt. Allons-nous mourir ici, nonchalamment étendues sur l'asphalte ? Est-ce ce qui nous attend, finalement ? Doucement, je presse la paume de ma main contre mon cœur quasi-absent. Quelques bribes de souvenirs défilent derrière mes prunelles désormais vidées de toutes émotions. Serais-je en train d'abdiquer ? Je n'ai pas réellement le temps de m'interroger davantage. Subitement, les choses défilent à une allure folle. La voix d'Ellen détonne à travers les échos entêtants des balles. Je ne réfléchis plus. Je ne me raccroche qu'à ses ordres. Mon corps percute le sol, et se relève aussi sec pour fuir cette cohue insensée. Sans nul doute poussée par l'adrénaline, je l'entraîne en direction de mon appartement. Quelques enjambées avant que je ne tape précipitamment le code. Une fois cloîtrées derrière les interminables baies de verre, je prends une minute pour scruter le déluge au dehors.

- Seigneur, que je souffle, visiblement effarée.

Je me tourne vers l'agent, prête à articuler je ne sais quelle banalité mais, sa main recouverte de sang me glace de la tête aux pieds.

- E... Ellen ?

Mes prunelles écarquillées scrutent les siennes et, je me surprends à me précipiter vers elle. Là, je l'emprisonne entre mes bras, afin de la guider vers l'ascenseur.

- Il... les pompiers. Une ambulance. On monte. Je vais appeler.

Mais je ne parviens plus à aligner un mot correctement. Les portes s'ouvrent et nous nous engouffrons dans l'habitacle. Ce que le temps peut être long sur ce coup-ci. Je martèle le déferlement des étages d'un œil affolé: plus que deux étages. Enfin, nous regagnons mon sanctuaire. A peine entrées, que je referme rapidement derrière nous.

- J'appelle une ambulance.

Je me liquéfie littéralement sous ses yeux. Pas de secours, d'accord. Peut-être souhaite-t-elle que je lui confectionne un cercueil tout de suite en revanche ? Mes prunelles scrutent un bref instant la plaie de son abdomen; le sang s'écoule abondamment et imbibe la totalité de son vêtement. Merde. Je plaque une main peu assurée sur mon front, faisant nerveusement les cent pas devant elle. Et je suis censée faire quoi si elle décide d'expier sur mon carrelage ? Je dodeline de la tête. Surtout, ne pas songer au pire. Sans demander quoi que ce soit d'autre, j'obtempère à sa requête. Je me précipite donc en direction de la salle de bain et, une fois sur place, farfouille frénétiquement dans les moindres recoins. Les placards ont beau être rangé méthodiquement, il me faut bien cinq minutes pour mettre la main sur le paquet de compresses. N'a-t-elle pas parlé de calmant ? J'aurais bien trop peur d'avaler la totalité de la boîte. Je remplie une bassine d'eau chaude, puis reviens rapidement vers la jeune femme. La voir allongée ainsi sur le sol, me pousse à tout poser maladroitement à ses côtés.

- Ellen ? Elle, vous êtes vivante ? Ce n'est pas le moment de mourir dans mon appartement, que j'articule à une vitesse folle, tentant vainement de me rassurer.

D'ailleurs, je lui adresse même un regard inquisiteur. Prudemment, je relève le tissu de son vêtement afin de découvrir son abdomen. Une grimace peu assurée m'échappe, tandis que je tente d'évaluer naïvement l'étendue des dégâts.

- Mais je ne suis pas médecin, que je râle, si vous vouliez me voir en tenue d'infirmière, vous n'aviez qu'à demander. Vous n'étiez pas forcée de vous prendre une balle.

J'inspire profondément afin de regagner un semblant de calme. Brasser de l'air n'aiderait certainement pas Ellen présentement. Je place précautionneusement une compresse sur la plaie dans l'espoir de ralentir ne serait-ce qu'un peu l’hémorragie.

- Bien. Qu'est-ce que je dois faire ?

Elle est vivante. Elle est vivante et elle ne va pas mourir. J'ai beau me répéter la chose inlassablement, j'ai peur que son dernier souffle ne me glisse entre les doigts. Je secoue mollement ma petite tête endolorie. Il me semble que toutes mes terminaisons nerveuses sont en état d'urgence. Je déglutis bruyamment, alors que je sens le sang réchauffer le creux de ma main. Je glousse nerveusement, un peu comme une midinette.

- La prochaine fois, demandez le moi simplement, ça nous évitera ce genre de situation.

Comme si j'avais l'habitude de ce genre de situation d'ailleurs ! J'ai beau ne pas avoir les mains très propres, je ne me suis encore jamais immergée dans l'hémoglobine. J'ancre un regard incertain dans le sien, alors que mon visage s'adoucie de nouveau. Ma main libre vient se presser contre sa joue légèrement humide, et j'esquisse un sourire timide, presque réconfortant, aux totales antipodes du brouhaha qui se diffuse entre mes côtes. Je prends une profonde inspiration avant de m'éparpiller entre les quatre coins de l'habitation pour récupérer la liste requise. Une fois chose faite, je m'agenouille à ses côtés. J'enfile les gants, puis verse un peu de Scotch sur la plaie non sans grimacer.

- Je suis désolée, c'est tout ce que j'avais. Si cela peut vous réconforter, c'est une bouteille très âgée dont le prix est... exorbitant.

Il me faut bien quelques minutes d'hésitations et cinq/six reprises avant d'enfoncer enfin mon index dans la plaie. Me mordant la lèvre, à la fois écœurée et concentrée, je tâtonne à la recherche de cette maudite balle.

- Je.. ne la sens pas.

Je cramponne sa main de la mienne, afin de la rassurer. Ou peut-être de m'apaiser moi-même.

- Merde, merde, merde, que je siffle entre mes dents.

Une surface trop solide pour s'apparenter à un organe ou à un quelconque autre morceau de viande humaine m'interpelle. Seigneur. La balle. Je saisis la pince à épiler - je n'avais que cela - et la plonge précautionneusement dans l'ouverture.

- Ça va aller ?

Je pince la balle. Elle m'échappe. Je grommelle silencieusement.

- Parlez-moi de vos enfants.

Cette conversation est davantage pour nous rassurer l'une et l'autre. Mais, j'ai également besoin d'entendre le son de sa voix. J'inspire profondément.

- Je l'ai !

Je sors doucement le petit parasite de son abdomen, la balance dans la bassine, puis applique rapidement une compresse.

- Ne mourrez pas maintenant. Je vous l'interdis.

Il me faut quelques secondes pour atterrir. Mais, je ne parviens qu'à fusiller le pauvre petit morceau de métal qui gît au fond de la bassine. Fichues armes à feu ! Bon, dans certains cas, je dois admettre qu'elles peuvent s'avérer utile. Mais tout de même ! La voix d'Ellen me ramène doucement à la réalité et, je me rends compte alors que je m'étais contrainte à ne plus respirer jusque là. J'inspire donc profondément, grimaçant au passage douloureux de l'oxygène à travers mes poumons que je devine atrophiés. Elle est vivante. La vivacité de l'instant me percute de plein fouet et, je ne peux réprimer un sourire étonnement chaleureux - lorsque l'on me connaissait -. Je saisis son visage entre mes mains, m'y penche brièvement en soufflant de soulagement.

- Vous n'êtes pas morte.

Piètre constatation mais, j'ai présentement besoin de le signifier à haute voix. J'inhale à nouveau bruyamment l'air ambiant, avant de boire une gorgée de Scotch. Ce n'est pas réellement mon genre d'agir de la sorte seulement, actuellement, il est quasiment vital, pour moi, de redescendre dans les tours. Je saisis l'aiguille, le fil et commence alors à recoudre sa blessure.

- Vous faites souvent ce genre de choses lorsque vous interrogez des suspects dans le dos de vos supérieurs ? Ils finissent par parler après cela ?

Je m'applique. Elle est, à mon sens, bien trop charmante pour hériter d'une horrible balafre. Une fois ma besogne terminée, je panse définitivement le tout.

- Voilà.

Je me relève alors, arborant de nouveau cette mine à la fois désagréable et hautaine.

- Vous avez déjà vu ces hommes ?