L'atmosphère est électrique. Elle se glisse. Imprègne les pores de la peau. Enlace l'âme innocente. L'âme... indécente ? Tu te perds dans des nuages de brume laiteuse. Tu ne veux plus distinguer la vie. Ni plus encore que le corps en frénésie. Un soupire te prend la gorge. Mais tu bascules lentement la tête. Le plafond te regarde. Et tu le lui rends. Sourire sarcastique. Ironique. « Qu'est-ce que tu fais déjà là Katyń ? » C'est un écho lointain. Un songe déjà loin. Katyń, où es-tu derrière tes paupières solidement closent ? Derrière l'esprit sous ecchymose ?...

« Une heure... Deux heures... il ne faut pas dormir. Pas dormir... Trois heures.... point dormir. Quatre heures... pour vivre heureux, vivons cachés. » Ton crâne est lourd. Les images tanguent au dedans. Tu souris. Les yeux révulsés. « Cinq heures... effets non souhaités et gênants. Six heures... gare à l'ataxie ! Ah bon ? » Alors tu avances tes doigts vers le miroir. Esquisse le reflet de tes traits. « Il n'y a pas d'ataxie, il n'y a pas d'ataxie... » Ton rire s'éparpille de çà et là. Enfantin. Serait-ce dessous... le malin ? « Sept heures... accélération du rythme cardiaque. » Que faire lorsqu'il ne s'agite plus déjà ? Machinalement tu presses tes doigts contre ta poitrine. Surprise malgré tout de ne plus rien ressentir. Ta mesquinerie s'épanche. C'est le plafond qui te dérange. Qu'importe, tu n'as plus rien d'humain. Plus rien... de bien ?...

« Katyń ? Katyń, bordel de merde ! » Tu remues la tête, enfin. Quoi ? Tu ne le formules pas, bien que l'ivresse de ton mécontentement est visible. Un regard échangé au préalable. Il faut y aller... Une dernière inspection au plafond. Fusillant des yeux l'indolent, tu hausses les épaules. Il ne t'aura pas eu finalement...

Sucre blanc décadent. Qui, dans le noir n'agit que pour le néant. Au détour d'un couloir, tu renvoies au panier ce petit sachet innocent. Ton existence n'a plus d'exaltation illusoire. Aujourd'hui ton paradis n'est que nuit noire. « Ils sont chauds ce soir. Ne les ménage pas. »

Tes prunelles balayent ces visages inconnus. Certains déjà ont effleuré sous tes vêtements la douceur incongrue. Mais qu'importe. La mélodie de ton chant retentit. Et tes courbes qui s'élancent à travers des notes languissantes. Sirène sous tes airs hautains. Tu cherches la prochaine proie, derrière ton regard satin...

Les heures défilent. Exquises. Sucrées sous la langue, électriques sous les doigts. Ca bouge, ca danse, ça tangue. Et je remue sous le flot des personnes, sous le funk de la musique. Un cocktail ici, un verre de vin là, un digestif ici, un shooter là... C'est un ballet de boissons, une chorégraphie des corps allègres, une sarabande de couleurs. Une avalanche de notes qui rebondissent sur les murs et viennent se cacher sous la poitrine pour la soulever brusquement à chaque bruit de basse. Les visages se succèdent et se ressemblent tous, les mains se pressent autour de moi, des dizaines de mains, des centaines, des décolletés plongeants et des regards de braise, autant de proies qui se dessinent devant moi. Mais ce soir l'afflux de personnes est bien trop influent, il n'y a pas de place pour la drague lourde et pour prendre de poses, même pas le temps de fumer une cigarette, le manque de nicotine se fait ressentir et je sens que des gouttes de sueur perlent sur mon front, il règne une chaleur étouffante, n'importe qui deviendrait claustrophobe sous une masse pareille, mais moi je reste là, je trône derrière mon bar, fière, triomphante, concentrée.

Les hommes alcoolisés se montrent plus insistants, je dois montrer les crocs pour me faire respecter, je dois sortir les griffes pour ne pas me laisser attraper, un d'entre eux réussit quand même à me saisir par le col, je sens son haleine chargée, un renvoi me monte dans la gorge, ce métier est un métier d'homme, et j'aime ça, je donne un coup de poing sur le poignet noueux, il ne me lâche pas, il resserre la pression, je sens le tissu de mon vêtement qui craque, je sens l'impatience se déchirer dans mon ventre, il faut que ça explose, mais je dois me retenir, ce n'est pas la première fois et sûrement pas la dernière, je lui demande gentiment de me lâcher, il ricane, je saisis un couteau derrière le bar et le menace du bout de la lame, il me lâche enfin, il prend peur, je crois que l'alcool est redescendu d'un coup, moi je suis toujours aussi à cran, dans ce métier il n'y a pas de place au hasard, ça tombe bien je n'y crois pas. Enfin, je peux prendre une pause, mon collègue est arrivé et il va me relayer un peu, ça tombe bien j'ai vraiment besoin de prendre l'air, dans un soupir de soulagement je prends mon paquet de cigarettes et je me passe une main dans les cheveux, nerveuse, il faut que je me calme sinon je sens que je vais monter en puissance à l'intérieur, et il faudra que ça explose et ce ne sera pas joli, je me fraie un chemin parmi les gens, quand je pose la main sur l'épaule de cette femme et que je ressens une drôle de chose.

Des mains effleurent ta chaleur. Effleurent ton heure. Tu frémis. Suave à cette agonie. Tu peux sentir son œil, encore. Celui de l’Homme qui surveille. De l’Homme en état de veille. Pour quelques billets verts. Quelques morceaux de chair. Alors, tu te raccroches au premier venu. Baiser d’une amertume sans retenue. Tu offrirais ton âme au diable. Pour une vie moins terne. Une existence sans cernes. Mais tu continues ton jeu. Face à ce regard suintant le vice. Un sourire t’écorche le visage. Tu ne cherches même plus le mirage. Un instant pourtant. Tu te surprends à rêver à l’antan. Papi, mamie, tonton André et toutes… ces pépées ? L’enfant au creux de tes reins n’est plus depuis longtemps. Tu l’as assassiné à coup de dents. A croire que maman aurait dû t’avertir, que la vie fait semblant, quand elle rit à pleine ?... « Embrasse-moi. » C’est un ordre succinct. Qui te ramène ici-bas. Encore plus bas. Où, tu ne réponds plus de ton être. Puisque tu n’as plus raison d’être. Que ses mains déjà…

Ton rire lézarde les murs bruyants de la salle. Atténuant à sa suite chaque parcelle de ta seule humanité. Des miettes que l’on piétine encore et encore. Tu ris aux éclats. Prise d’une folie passagère. Dieu, les visages se confondent. Tu inspires à pleins poumons. Oxygène âcre de sexe et de sueur. La dose est forte. La chaleur étouffante. Alors tu essayes d’échapper à ton propre corps. Les bras tendus vers l’avant. Monstre sans horizon. Pantin sans lendemain. Mais les doigts crochus s’épanchent à tes vêtements. Un cri te prend la gorge. La cohue se resserre. Avec elle, la terre. Tu le sens, bientôt, tu ne seras plus que poussière…

D’un mouvement brusque, tu fais volte-face. Accrochant un regard. Le regard. Celui qui sauve. Qui… répond, peut-être ? Et c’est plus fort que toi, tu te suspends à son cou. Inspirant et expirant bruyamment contre sa gorge. « Faites-moi sortir d’ici. » Ta main presse sa nuque avec avidité. Au loin tu reconnais le visage de ton ange. Déchu avec ses grandes ailes ébène. Mais tu ne veux plus te souvenir de sa rencontre. « S’il vous plaît... »

Le bruit se fait assourdissant. Ce n'est plus de la musique, c'est du bruit, du mauvais bruit. Ce n'est plus une foule, c'est un flot de personnes qui vont et qui viennent, c'est une marée humaine. Tout devient suffocant, insupportable. Et je ne pense qu'à une chose, prendre l'air, j'imagine déjà l'oxygène me brûler la gorge et mes poumons se gonfler. Mais pour le moment, j'étouffe, et cette femme m'enlace et ça devient pire, je ne sais pas ce qui me retient de lui mettre une gifle, j'ai envie de la pousser et qu'elle me laisse respirer, mais elle est là, elle s'accroche, et elle me supplie de la faire sortir. Je ne peux pas me permettre de créer une bagarre au milieu de toute cette agitation, je ne peux pas me permettre de créer un scandale. Je reprends une respiration en tirant la tête en arrière, viser le plafond, viser le peu d'air frais qui circule encore, puis je pose mes grands yeux soulignés de khol sur cette femme. Je n'avais pas encore pu voir son visage, la perfection de ses traits me fascine, je l'attrape par la taille, et je me lance dans une bataille éperdue contre les coups de coude et de pieds que lancent les gens dans la salle.

L'opération se révèle chaotique, il n'y a pas beaucoup d'espace et c'est difficile de se frayer un chemin, mais j'y arrive, centimètre par centimètre, bientôt la porte se dresse face à nous, cela me demande une dernière force pour la pousser et enfin nous retrouver dehors. Je lâche alors la jeune femme pour attraper mon paquet de cigarette, j'en attrape une dans le paquet avec les dents et je la glisse dans ma bouche, je ne tarde pas à l'allumer et à tirer une première bouffée, je sens immédiatement la nicotine se répandre dans mes veines comme une trainée de poudre et m'apaiser, cette femme est toujours là, perdue, mon attention se reporte soudainement à elle, je m'en approche doucement.

Ca va mieux?

Je lui parle négligemment, je ne suis pas du genre à prendre soin des gens, encore moins des inconnus, mais c'est une cliente et j'ai une certaine autorité à tenir. L'air est frais, il contraste avec la chaleur étouffante qui régnait à l'intérieur, ça m'arrache un frisson.